– Du café ?
Le coude posé sur la table, Soizic regardait la télé comme quand elle était petite. Rien n’avait changé dans le logis que son père avait quitté depuis longtemps. Il était parti quand Soizic avait dix-huit ans avec Jennifer, une copine de sa classe. Depuis, sa mère vivait seule dans cette maison de ville en brique, collée à d’autres maisons de ville en brique, rue Ledieu, à Amiens. On passait ses journées dans une seule pièce. Toujours la même table branlante qui prenait toute la place, recouverte d’une toile cirée usée par les traces de tasses à café. La pièce était d’autant plus étroite que deux vaisseliers l’encombraient, remplis d’assiettes peintes venues d’alsace. La télé allumée en permanence était décorée d’un napperon et des bibelots en faïence traînaient un peu partout. Un chien rose, un pot de chambre aux formes végétales. En dehors de cette salle, il y avait une cuisine qui sentait le beurre fondu, deux chambres qui puaient la naphtaline et un toilette au carrelage froid, très désagréable pour les pieds nus le matin.
Soizic n’avait jamais aimé cette maison. Une ambiance permanente de dimanche après-midi pluvieux. Quand elle pensait à son enfance, elle se souvenait surtout s’être ennuyée. La seule chose qu’elle avait jamais eue à faire était de regarder la télé. Des heures devant L’île aux enfants quand elle revenait de l’école les soirs de semaine et surtout, Les visiteurs du mercredi, l’émission d’où lui venait son prénom que ses parents avaient choisi à cause de Soizic Corne. Les seuls souvenirs un peu agréables de Soizic étaient dans la télé, comme le générique de l’émission où l’on voyait des personnages animés s’envoler. A force de s’absorber dans ces images, elle était parvenue à oublier la réalité alentours et la vie qui se déroulait dans la maison.
La mère de Soizic ne lui avait jamais montré d’affection. Du moins, elle ne se souvenait pas avoir reçu le moindre baiser. Il lui semblait que cette mère n’avait jamais souri et avait une manière toujours agacée de lui lancer des remarques purement utilitaires ou inutiles : « veux-tu enlever ton coude de la table !» « T’as relevé le courrier ?» Le père de Soizic l’avait un peu battue, même avec une chaîne de vélo, une fois. Elle avait donc été plutôt soulagée quand il était parti et peu affectée lorsqu’il avait fini par mourir d’un cancer quelques temps après. Soizic aussi était plus ou moins partie de la maison, mais pas vraiment. Elle était prof de comptabilité dans un lycée professionnel de Normandie mais rentrait tous les week-ends chez sa mère. Il faut dire qu’elle était seule, sans doute parce qu’elle manquait de charme et de conversation.
– Non, non, pas de café. Je dois y aller de toute façon.
A trente-six ans, elle était déjà une vieille fille. Elle s’habillait comme une mamie avec des robes en laine marron et ses joues étaient gâtées par des couperoses. Tous les week-ends, elle passait son temps avec des vieux, les amis de sa mère. Les seuls rendez-vous intimes qu’elle obtenait étaient ceux de son thérapeute auquel il fallait une semaine pour se remettre psychologiquement d’une conversation avec Soizic. Sa conversation se réduisait à passer en revue tous les gens malheureux qu’elle connaissait plus ou moins. Ceux qui avaient un cancer, la cousine machin qui avait perdu sa fille dans un accident de cheval ou l’amie de sa mère qui commençait à avoir la maladie d’Alzheimer. Quand elle achetait le journal, Soizic se précipitait sur les faire-part de décès pour voir si elle connaissait des gens qui étaient morts et regardait l’âge qu’ils avaient.
– Tu ne veux pas un peu de restes de poulet pour ton dîner?
– Non, ça va. J’ai une boîte de raviolis. Allez, à la semaine prochaine.
Soizic monta dans sa voiture. C’était l’hiver, un dimanche soir et elle avait bien deux heures de route enneigée pour repartir dans le trou normand où elle travaillait. Mais elle n’avait aucune envie d’y retourner. Elle pleurait tous les matins, même devant ses élèves qui se moquaient d’elle. Toujours dépassée, Soizic enchaînait les arrêts-maladie et sinon, restait le moins possible en classe. Elle traînait dans la salle des profs, se plaignait de migraines, arrivait en retard, partait en avance et ses collègues aussi se moquaient d’elle.
Au volant de sa petite voiture, elle devait donc penser à la semaine qu’elle allait passer. Elle s’est engagée dans une portion de route qui descendait. Comme il y avait un virage, elle n’a sans doute pas vu le camion qui était devant elle. Elle a cherché à éviter le poids lourd en braquant brusquement à droite, et sa voiture est partie dans la ravine en contrebas de la route. La Clio qu’elle n’avait pas fini de payer a dû faire deux ou trois tonneaux dans le fossé. Elle s’est finalement arrêtée sur ses roues comme un chat retombe sur ses pattes, mais le toit était très enfoncé dans l’habitacle. Le cou de Soizic était complètement tordu sur le côté. Etait-elle morte ?
à suivre
La suite, la suite, la suite...
RépondreSupprimerC'est qu'un conte, hein?
RépondreSupprimerJ'espère que ce n'est quand même pas une histoire vraie... :-)
Sinon... Pauv'Soizic...
La suite le 24?
Ce n'est qu'un conte, histoire de partager l'esprit et la magie de Noël qui nus rendent si bons avec tout le monde. La suite le 24 et peut-être même avant.
RépondreSupprimerJe reviens vite alors!
RépondreSupprimerEn passant, Paulette était aussi en HKB à Rouen.
Elle passe ici de temps en temps pour devenir moins bête(ou plus intelligente)parce qu'on apprend plein de choses et, le comble, c'est toujours avec le sourire en coin!
Cette fois-ci, c'est l'esprit et la(fameuse) magie de Noël qui lui ont donné envie de laisser un commentaire! Incroyable, non?
Paulette, Paulette! Tu as donc suivi les cours de Paulo en philo! C ki?
RépondreSupprimerOui, oui, les cours de Monsieur G.! L'introduction à la Critique de la Raison Pure et tout et tout!
RépondreSupprimerMais j'étais plutôt nulle alors je viens faire du rattrapage chez U & P!!!
C'est marrant, je retrouve un peu son humour décalé en te lisant!
Bon en fait, je ne suis pas certaine que tu te souviennes de moi parce que je ne faisais pas partie... de ta bande!
My name is... Kristel.
Pour tout te dire, l'année dernière j'ai aperçu ton livre de philo en librairie et c'est là que j'ai vu que tu avais un blog. Mais j'en aime tellement le ton que je passe ici assez souvent...
Et voilà!